La santé mentale est aujourd’hui un grand sujet de discussion dans les médias. Nombreux sont les titres décrivant les problèmes de santé mentale à des niveaux épidémiques, et beaucoup proviennent de « recherches » citées par les assureurs. Nous savons que les taux de prescription d’antidépresseurs ont doublé dans les pays à revenu élevé depuis le début du millénaire, à tel point qu’aux États-Unis et en Australie, plus de 10 % de la population prend ce type de médicaments. Peut-on vraiment parler d’une épidémie de troubles mentaux ?
Toshi Furukawa, professeur d’épidémiologie clinique à l’université de Kyoto, a reproché à des journalistes populaires « d’utiliser des mots aussi spectaculaires qu’“épidémie”, “peste” ou “pandémie” ».1 Une étude systématique de Richter et al. a conclu que l’augmentation de la prévalence des troubles mentaux chez les adultes est en réalité faible et qu’elle est principalement liée aux changements démographiques.2 Ce point de vue est soutenu par Harvey Whiteford, professeur de santé mentale de la population à l’université du Queensland, qui aurait déclaré : « Il n’y a pas d’épidémie de troubles mentaux dans le monde... les données collectées au fil du temps montrent que la prévalence n’a pas changé, elle est stable ».3
Le DSM-5, le manuel de diagnostic de l’Association Américaine de Psychiatrie indique que « la médicalisation prolongée et permanente nuit aux réactions naturelles et normales des individus face à des évènements ; ces réactions peuvent avoir des conséquences pénibles, qui ne reflètent pas un état pathologique mais davantage des disparités individuelles normales ». Cette constatation est source de difficultés pour le secteur de l’assurance qui s’appuie principalement sur un modèle médical pour construire ses produits, notamment en matière d’assurance incapacité/invalidité.
Lorsqu’un assuré déclare un épisode de trouble psychologique, l’une des premières étapes dans le processus d’évaluation consiste toujours à déterminer la catégorie dont relève cet épisode. Dans certains cas, le tarificateur peut tout simplement suivre l’outil d’évaluation tarifaire du risque concernant un diagnostic ou un élément de diagnostic, sans faire de distinction.
Cependant, les statistiques concernant ces troubles sont fortement influencées par des études qui ont été en grande partie effectuées à partir de faibles échantillons de patients ayant eu recours à des structures de soins spécialisés eu égard à la gravité de leur maladie. Ces groupes sont rarement représentatifs de l’ensemble de la population, non traités pour des problèmes physiques, sur des périodes de suivi relativement courtes et sujets à des biais d’interprétation. Le fait de n’inclure que ces patients augmente considérablement le risque de mortalité toutes causes et de suicide.
Il est clair que cette approche d’évaluation des risques semble injuste pour les personnes qui ont présenté des troubles psychologiques mais pour lesquelles le risque est faible ou identique à celui de la population générale. La situation est quelque peu différente en ce qui concerne les garanties incapacité/invalidité pour lesquelles les dossiers de sinistres faisant suite à des troubles mentaux sont courants, de durée longue et difficiles à gérer. Lorsqu’un assuré signale un trouble psychologique, une approche purement diagnostique s’avère peu discriminante en matière d’évaluation du risque. Les exclusions ne sont pas bien comprises par les assurés ni faciles à appliquer au moment de la demande d’indemnisation.
La gestion de tout épisode de trouble psychologique dans la pratique clinique n’est pas simplement une question de diagnostic, mais elle nécessite une compréhension du contexte global. Le vécu de la personne est important, mais il faut également appréhender son histoire, sa personnalité, ses ressources, son milieu social et la nature des circonstances elles-mêmes. L’utilisation de ce « modèle biopsychosocial » permet de comprendre pourquoi une personne peut ressentir une souffrance importante (éventuellement jusqu’à la maladie) pour un ensemble de circonstances données, alors que dans les mêmes conditions, une autre s’en sort parfaitement.
L’identification des principaux critères de la situation d’un individu pourrait être la clé si l’on veut clarifier le risque et en nuancer l’impact. Pour certains, lorsque le risque est susceptible d’être durable et spécifique, une exclusion peut s’avérer judicieuse ou une surprime plus appropriée. Pour d’autres, lorsque le trouble psychologique est réactionnel à un ensemble de circonstances bien particulières, l’application d’une exclusion totale serait excessive. L’élaboration d’une grille de tarification des risques s’appuyant sur des critères bio-psycho-sociaux n’est pas impossible, en particulier si l’on tient compte du fait que la technologie actuelle permet de faciliter ce type de réalisation. Cela ne doit pas aller à l’encontre des tendances en matière de fluidité et de devis instantanés une fois que les systèmes sont en place et fonctionnent.
Aujourd’hui, les individus sont invités à se rapprocher des organismes référents afin d’améliorer la prise en charge des troubles psychologiques ordinaires. Le secteur des assurances doit pour sa part veiller à proposer des garanties à ses assurés, en espérant que leurs demandes d’indemnisation soient évaluées de manière cohérente et équitable.
Notes
- Furukawa, T.A. (2019). An epidemic or a plague of common mental disorders? Acta Psychiatrica Scaninavica, 140(5), 391-392. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/acps.13108 (consulté le 19 mai 2020).
- Richter et al., (2019) Is the global prevalence rate of adult mental illness increasing? Systematic review and meta‐analysis, Acta Psychiatrica Scandinavica Volume 140(5), 393-407. https://doi.org/10.1111/acps.13083.
- https://www.theguardian.com/society/2019/jun/08/prevention-the-new-holy-grail-of-treating-mental-illness (consulté le 19 mai 2020);
https://www.theguardian.com/society/2019/jun/03/mental-illness-is-there-really-a-global-epidemic (consulté le 19 mai 2020).